"Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu'on veut humilier, mais surtout: celui qui veut bien se laisser humilier...
Ce matin, je m'enchantais du vaste horizon que l'on découvre aux lisières de la ville et je respirais l'air frais que l'on ne nous a pas encore rationné. Partout, des pancartes interdisaient aux juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s'étale tout entier. On ne peut rien nous faire, vraiment rien. On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c'est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. en nous sentant persécutés, dépouillés, opprimés. en éprouvant de la haine. en crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d'être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu'on nous fait subir; c'est humain et compréhensible. Et pourtant la vraie spoliation, c'est nous-mêmes qui nous l'infligeons.
Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l'homme, j'ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n'est pas grave...
Si la paix s'installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine ou la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour - ou est-ce trop demander? C'est pourtant la seule solution...
Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l'an de grâce 1942, la énième année de guerre." Etty Hillesum (Une vie bouleversée, Points, page 132)
Je relis ce que Etty a été capable de penser et d'écrire et de vivre alors que c'est la guerre et que la chasse aux juifs bat son plein...
Auparavant,j'ai appris qu'une librairie francophone de Belgique, Filigranes, a décidé de ne pas commercialiser le pamphlet de Richard Millet qui fait l'apologie du tueur norvégien Anders Behring Breivik...Elle n'a pas voulu cautionner cet appel à la violence et à la haine...Et je suis heureuse qu'au moins un libraire ait réagi ainsi.
Je rappelle que Anders Breivik est ce norvégien qui a tué froidement des dizaines de ses concitoyens pour les punir de ne pas partager son point de vue sur la défense de la race pure. Il était en état de légitime défense, a-t-il dit , il s'était senti agressé par leur présence...
Si chaque fois que quelqu'un ne pense pas comme nous, allons-nous lui tirer dessus?
Au nom de la liberté d'expression, peut-on tolérer que des êtres, envahis par la haine et la peur, déversent impunément leurs mots empoisonnés?
Et pourtant cette liberté d'expression, elle est essentielle, il faut la défendre.
Et continuer à croire en l'homme , comme le fait Etty, alors qu'elle vit au coeur même de l'horreur la plus absolue.